Le verbe acéré, un tantinet menaçant. Le regard décidé, un brin charmeur. Le corps ramassé, un soupçon nonchalant. Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD depuis 4 ans et nouveau chef du gouvernement du Maroc depuis le 29 novembre, est ainsi fait : tout en contradictions, en sincérité et en impatience. Le patron des islamistes légaux marocains n’est pas un novice en politique. Il a accumulé une longue expérience. Abdelilah Benkirane a fait son apprentissage de la politique très jeune au sein du mouvement interdit de la Chabiba AlIslamiya -Jeunesse islamique- qu’il rejoint début 1976, alors qu’il est étudiant dans une filière scientifique à l’Université Mohammed V de Rabat. A ce moment là, le mouvement luttait plus contre les courants marxistes à l’université que contre le despotisme de Hassan II. Cette période était très agitée, très incertaine. L’affrontement entre le roi et l’USFP saigne le Maroc à blanc et peu de gens font la différence entre les vrais militants et les fausses barbouzes.
Benkirane, avec en poche un diplôme en ingénierie mécanique et une licence en physique, prend alors ses distances avecla Chabiba, alors qu’une vague d’arrestations s’abat sur les membres du mouvement clandestin à partir du 18 décembre 1975, date de l’assassinat du dirigeant et syndicaliste de gauche Omar Benjelloun. La rupture avec Abdelkrim Motiî est immédiate, alors que le fondateur dela Chabibapart se réfugier dans un premier temps en Arabie Saoudite. Au début des années 1980, Benkirane qui dirige alors une école privée à Rabat, est subitement arrêté. Cet épisode est mal connu. Le jeune militant islamiste est inquiété par les autorités alors qu’il clame haut et fort sa rupture avec le Jeunesse islamique et ses pratiques. Brièvement détenu dans un commissariat de Rabat, puis incarcéré à Casablanca, il est libéré deux mois plus tard et fonde en 1983, avec Abdallah Baha et Mohamed Yatim, Al Jamaâ Al Islamiya. Même si le nouveau mouvement n’est pas reconnu par les autorités, il montre toutefois patte blanche. Sous la houlette de Benkirane, il reconnaît la légitimité de la monarchie et de la commanderie des croyants et soutient la position de Hassan II sur le Sahara occidental.
Le roi les laisse recruter et prospérer. En 1984, Al Jamaâ Al Islamiya lance l’hebdomadaire Al Islah -la Réforme-sous l’œil très bienveillant de l’ancien ministre de l’Intérieur, Driss Basri. En février 1992, alors qu’une guerre civile atroce ensanglante l’Algérie après l’annulation des élections législatives largement remportées par le FIS, Al Jamaâ Al Islamiya se transforme en mouvement Al Islah Wa Attajdid -Réforme et Renouveau. Sur les campus, l’association s’en prend violemment aux étudiants gauchistes. Les islamistes veulent éradiquer les « impies » de l’université marocaine. La main des services de l’Etat n’est pas très loin. Une ombre de doute plane déjà sur le nouveau mouvement. Juste après, Benkirane et Baha cherchent à se rapprocher de l’Istiqlal en vue d’une possible intégration, mais les négociations échouent. Le vieux parti nationaliste se montrant plutôt gourmand.
Les jeunes cadres islamistes se tournent alors vers le docteur Abdelkrim El Khatib, un homme pieux qui a ses entrées au makhzen et au sein des appareils sécuritaires. C’est Benkirane en personne qui mène les négociations. Hassan II accepte que les islamistes phagocytent le parti croulant du docteur El Khatib, le Mouvement populaire constitutionnel et démocratique -MPCD. Quelques mois plus tard, Rabitat Al Moustaqbal Al Islami de Raïssouni et Ramid rejoint Al Islah Wa Attajdid et les deux mouvements fondent l’association Attawhid Wal Islah -Unicité et Réforme (MUR). Après les élections de 1997, auxquelles étrangement Abdelilah Benkirane ne participe pas, le MPDC change de nom et devient le PJD. Le parti choisit tout aussi étrangement de soutenir le dirigeant socialiste Abderrahmane Youssoufi, qui conduit le premier gouvernement d’alternance. En 2002, le PJD participe aux élections et accepte de réduire le nombre des candidatures au tiers des circonscriptions. Le parti islamiste obtient quand même 42 sièges au parlement. Benkirane est enfin élu, mais il va gérer l’une des plus graves crises que va traverser l’islamisme légal au Maroc.
En mai 2003, des attentas endeuillent Casablanca. L’Etat marocain est sous le choc, et certaines personnalités demandent purement et simplement la dissolution du PJD, accusé d’entretenir des relations ambiguës avec les salafistes jihadistes. Il fallait pendant une année et demi tout l’entregent du docteur El Khatib et la malléabilité de Benkirane pour éviter le pire. Le PJD neutralise l’incontrôlable Mustapha Ramid, président du groupe parlementaire et l’idéologue Ahmed Raïssouni, président du MUR. Encore une fois, la main de Benkirane n’est pas très loin.
Lors du sixième congrès du PJD, alors que tout le monde donnait gagnant le secrétaire général sortant Saadeddine El Othmani, c’est Abdelilah Benkirane qui l’emporte avec un grand nombre de voix. C’est la surprise générale dans le monde politique. Le nouveau chef se montre pragmatique. Mais il se déchaîne vite lorsque, aux élections communales de 2009, le PAM lui subtilise sa victoire dans certaines villes, à travers des alliances biscornues. Plus rien ne l’arrête dans son combat contre le parti de Fouad Ali El Himma. C’est en 2011, quand le Mouvement de protestation du 20 février descend dans les rues que Benkirane décide de porter l’estocade à son ennemi juré. Ses meetings se transforment en shows pour dénoncer le danger que représente le PAM pour la stabilité du Maroc. Le secrétaire général du PJD tient des propos violents, faisant parfois dans la démesure. Dans les coulisses de Rabat, on murmure que l’homme est « soutenu ». En tout cas, la tactique est payante. Lors des législatives du 25 novembre, Abdelilah Benkirane remporte une victoire éclatante. Le PJD remporte 107 sièges sur 395 et le PAM est laminé. Nommé dans la foulée Chef du gouvernement, il constitue rapidement une majorité et récolte enfin les fruits d’un positionnement où il a toujours ménagé la monarchie. Cela fait de lui le premier homme politique qui accède au gouvernement en battant non pas un parti du gouvernement, mais un autre parti de l’opposition.