Il se voulait « immortel », mais la mort a fini par le rattraper…Il se voulait au-dessus de la politique, mais ses joutes les ont éclaboussé. Ce jeudi, à 7 heures du matin, le célèbre « reclus de Salé » a rendu l’âme après une longue vie qu’il a passée à vouloir construire un mouvement islamiste dont l’organisation tenait plus de la secte hermétique que de celle d’un banal groupe de prédication. [onlypaid]
C’est en 1965 qu’un jeune inspecteur de l’enseignement public du nom d’Abdeslam Yassine, francophone accompli et homme ouvert sur le monde, commence sa mue. Il est tenté par le soufisme et rejoint Cheikh Abbas à la zaouiya Boutchichiya. A la mort de ce dernier, la confrérie choisit Cheikh Hamza, fils de Cheikh Abbas pour continuer à diriger les Boutchichis. Abdeslam Yassine en prend ombrage et claque la porte avec deux de ses loyaux amis, Ahmed Mellakh et Souleimani Alaoui. Il nourrit alors une rancune tenace contre la zaouiya et contre les structures héréditaires du pouvoir. Sa colère se transforme en acte politique. En 1973, il adresse une lettre au roi Hassan II, intitulée « l’Islam ou le déluge ». Si dans la forme, la lettre est une missive d’un alem pieux à un « roi déviant », dans le fond c’est une invitation au partage du pouvoir dans le royaume. Abdeslam Yassine signe sa lettre par son nom auquel il adjoint un attribut hagiographique faisant de lui le descendant de la lignée idrisside, première dynastie a avoir gouverné le Maroc du 8ème au 10ème siècle.
L’audace d’Abdeslam Yassine surprend la classe politique marocaine et même le roi Hassan II lui-même. La lettre vaut à son auteur un séjour de 42 mois en asile psychiatrique. Pour le roi, Cheikh Yassine ne pouvait pas être saint d’esprit. Il n’était pas comme les gauchistes désireux d’en finir avec la monarchie, mais plus grave encore, il voulait en créer une autre. Après sa relaxe en 1979, il se radicalise un peu plus. Son mouvement s’implante alors à Casablanca grâce à l’imam populaire Mohamed Bachiri. Ouvriers, étudiants et lycéens le rejoignent. Al Adl Wal Ihssan grandit et son discours devient éminemment politique. Le mouvement surfe sur la vague de la révolution iranienne qui faisait alors beaucoup d’émules au sein de la jeunesse marocaine. En 1983, le Maroc est secoué par la crise économique. Le pouvoir est affaibli par le plan d’ajustement structurel et des émeutes de la faim sporadiques éclatent un peu partout. Abdeslam Yassine refait alors surface et édite un journal qui sera vite interdit. Le cheikh, lui, écope de deux ans de prison. En 1987, Hassan II l’assigne en résidence surveillée dans sa maison de salé, près de Rabat. Il n’en sortira que sur ordre du nouveau monarque Mohammed VI. Le vieil homme, malade et coupé des réalités se retrouve en liberté et à la tête d’un mouvement qui compte des dizaines de milliers d’adeptes. Al Adl Wal Ihssane est au faîte de sa gloire. Le mouvement se livre à une véritable démonstration de force dans les rues de Casablanca lors d’une manifestation contre le plan d’intégration de la femme dans la modernité initié par le gouvernement Youssoufi. Dans les universités, le mouvement exerce une mainmise quasi-militaire sur les campus. Nadia Yassine, fille préférée du Morshid s’impose aux jeunes loups qui ont émergé au sein d’Al Adl Wal Ihssane dans les années 1990. Cheikh Yassine et ses adeptes croient que le « grand soir » est venu. En 2001 et 2002, ils multiplient les provocations, mais essuient une cinglante défaite dans la fameuse guerre d’occupation des plages qui les opposait au gouvernement.
En ce début de décennie, le Maroc change à pleine vitesse. Cheikh Yassine est désarçonné. Les interlocuteurs « officieux » d’Al Adl Wal Ihssane dans les cercles du pouvoir disparaissent peu à peu. C’est le cas de Driss Basri et d’Abdelkbir Alaoui Mdaghri qui ont été successivement débarqués du gouvernement. En outre, un autre acteur politique qui joue sur leur propre terrain semble les déborder avec beaucoup d’enthousiasme et d’ambition. Le PJD canalise la parole de l’islam politique avant de pratiquement la monopoliser. Al Adl Wal Ihssane perd la main sur le plan politique. Des dissensions agitent l’organisation. Nadia Yassine, son mari et le secrétaire particulier d’Abdeslam Yassine sont accusés de mettre le Morshid sous leur tutelle. L’aile politique représentée par Mohamed Moutawakil, Fathallah Arsalane et Hassan Benajeh fait pression pour que le mouvement se transforme en parti politique ou du moins crée un appendice politique. L’aile prédicatrice leur coupe la route et annonce la Qawma -Soulèvement- dans un premier temps pour 2006, puis reporte l’insurrection à 2007. Ce rêve prophétique inaccompli de Cheikh Yassine ternit définitivement l’image de la Jamaâ et renvoie d’elle l’image d’une secte passéiste placée sous la coupe d’un homme qui n’a plus toute sa tête. Les jeunes loups s’impatientent, mais ne peuvent rien faire contre leur Morshid. C’est juste s’ils peuvent au début de 2011 neutraliser sa fille Nadia Yassine.
Aujourd’hui, avec la mort du Cheikh Abdeslam Yassine, c’est la page du plus grand ratage politique au Maroc qui est tournée. Alors qu’il pouvait au début de ce siècle, faire de son mouvement l’un des plus grands partis politiques du pays, Cheikh Yassine choisit de sombrer dans ses contradictions, bercé entre les illusions mystiques et les réalités politiques. Par son comportement, il a également fait sombrer avec lui les chances d’Al Adl Wal Ihssane de devenir un acteur majeur du champ politique marocain. [/onlypaid]
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